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Portrait de la tique de l’orignal au Québec :

Quand les petites bébittes mangent les grosses

 

 

L’orignal (Alces alces), plus grand cervidé au monde, est sans contredit l’une des espèces les plus emblématiques de nos forêts québécoises. Pourtant, de plus en plus fréquemment, le roi des forêts est mis à mal par un ennemi beaucoup plus petit, mais ô combien plus nombreux que lui : la tique d’hiver (Dermacentor albipictus). Cette dernière peut causer des épisodes de forte mortalité dans certaines cohortes de juvéniles alimentant ainsi l’inquiétude sur l’état de santé des populations du grand cervidé au Québec. Qui est ce parasite et comment affecte-t-il l’orignal ?

Par Vincent Bonin-Palardy, étudiant à la maîtrise en biologie à l’Université Laval

 

Femelle orignal infestée de tiques d’hiver, Capitale-Nationale, 2022. Crédit photo : MELCCFP

 

« Je me souviens très bien, ça m’avait marqué. Une personne des terres du Séminaire de Québec m’a montré une photo sur laquelle on pouvait voir la carcasse d’un orignal infesté par la tique d’hiver. Ce devait être l’un des premiers orignaux décédés de la tique au Québec. Ça remonte au début des années 2000. Après, ça a commencé à débouler ». Michel Therrien est loin d’avoir oublié sa première rencontre avec la tique d’hiver. Le chasseur, guide, chroniqueur et conférencier passionné de faune et de chasse, arpente les forêts québécoises depuis sa jeunesse. Il fait partie de ceux qui ont assisté de près à l’augmentation de la présence de la tique d’hiver dans la belle province. À cette époque, il se doutait bien que la détection au sud de la frontière québécoise de ce parasite, déjà bien présent dans l’Ouest canadien depuis plusieurs années, n’était pas de bon augure : « Quand c’est arrivé dans le Maine, puis au Nouveau-Brunswick, j’ai su que ce n’était qu’une question de temps avant que ça monte au Québec ». Effectivement, quelques années plus tard, les premiers signaux de l’augmentation de la présence de la tique d’hiver au Québec se manifestaient.

 

La tique d’hiver : un parasite retrouvé principalement sur l’orignal

La tique d’hiver est un parasite qui, contrairement à de nombreuses autres espèces de parasites, complète l’entièreté de son cycle de vie sur un seul hôte 1. C’est aussi l’espèce de tique la plus nordique du continent. Outre l’orignal, on peut la retrouver sur d’autres espèces de cervidés comme le cerf de Virginie (Odocoileus virginianus) et le caribou (Rangifer tarandus) 2.

 

Cycle de vie de la tique d’hiver

 

Les femelles adultes pondent leurs œufs dans la végétation au printemps. Les œufs vont éclore pendant l’été et donner naissance à des larves (voir figure ci-dessous). À l’automne, les larves grimpent dans la végétation et attendent le passage d’un hôte afin de s’y accrocher. Une fois sur l’hôte, elles vont prendre un premier repas de sang au début de l’hiver et muer en nymphes. Plus tard dans l’hiver, elles vont prendre un second repas de sang et muer en adultes. L’accouplement entre les mâles et les femelles adultes a ensuite lieu sur l’hôte et c’est vers la fin de l’hiver que les femelles adultes vont commencer à s’engorger. Elles vont alors consommer de grandes quantités de sang avant de tomber de l’hôte au printemps pour pondre leurs œufs dans la litière (débris végétaux au sol) 3.

 

Taille des différents stades de vie de la tique d’hiver 3

 

Toilettage de l’orignal : une méthode peu efficace pour lutter contre la tique

L’orignal est beaucoup plus affecté par la tique d’hiver que son proche : le cerf de Virginie4,5,6,7. Cela s’explique par le différent type de toilettage que pratiquent ces deux espèces. Le cerf de Virginie pratique un toilettage dit « programmé », c’est-à-dire qu’il se toilette de façon régulière ce qui lui permet de se débarrasser de la majorité des larves de tiques à l’automne avant que celles-ci n’aient eu le temps de se fixer et de croître5,6,7,8,9. Au contraire, l’orignal pratique un toilettage dit « réactif », c’est-à-dire qu’il ne se toilette qu’en réponse à une perception de démangeaison. Or, cette perception de démangeaison ne survient généralement que vers la fin de l’hiver lorsque les tiques femelles se mettent à s’engorger. Il est alors déjà bien trop tard pour que l’orignal puisse s’en débarrasser : elles sont bien fixées à l’animal et consomment de grandes quantités de sang.

 

Cette infestation entraîne plusieurs conséquences pour les orignaux, surtout à la fin de l’hiver lorsque les ressources sont rares et que les individus dépendent du reste de leurs réserves de graisses accumulées pour survivre au reste de l’hiver. En effet, le toilettage intensif pratiqué par les orignaux pendant cette période représente une dépense énergétique importante qui consomme du temps normalement alloué au repos et à l’alimentation, ce qui accélère l’épuisement de leurs réserves. De plus, le toilettage intensif entraîne la perte de poils (alopécie) et la formation de plaies propices aux infections, ce qui exacerbe les dépenses énergétiques des orignaux 3,9,10,11,12. Ces facteurs peuvent affecter considérablement la probabilité de survie hivernale des orignaux, particulièrement celles des jeunes qui sont plus vulnérables que les adultes en raison de leurs réserves de graisse moindres, de leur métabolisme plus élevé et de leurs charges de tiques généralement plus élevées que les adultes par rapport à leur taille 8,13.

 

Orignal infesté par la tique d’hiver au printemps (Nouveau-Brunswick, 2022)

 

 

Pourquoi alors les orignaux ne pratiquent-ils pas le toilettage programmé comme le cerf de Virginie ?

Cela s’explique par la cohabitation relativement récente des orignaux avec la tique d’hiver. En effet, la multiplication des tiques d’hiver au Québec coïncide avec l’adoucissement des hivers causé par les changements climatiques et la montée du cerf de Virginie vers le nord, une espèce normalement limitée par la rigueur de l’hiver 14. Cela a entraîné un chevauchement des aires de répartition du cerf et de l’orignal et donc une plus grande présence de tiques d’hiver dans l’habitat de l’orignal 3,15,16,17. Cette cohabitation plus récente entre la tique d’hiver et l’orignal n’a pas laissé le temps à l’orignal de développer un mécanisme de défense efficace contre ce parasite, contrairement au cerf qui, lui, a évolué avec la tique d’hiver depuis très longtemps8,9. On dit donc que l’orignal est un hôte naïf.

 

Un hôte naïf est un hôte qui ne possède pas de mécanisme de défense efficace pour atténuer les impacts d’un parasite qu’il n’a jamais rencontré dans son environnement. Cet hôte est donc susceptible de souffrir sévèrement des impacts du nouveau parasite.

 

La situation actuelle profite à la tique d’hiver

Réchauffement du climat

Les changements climatiques sont également bénéfiques pour la tique d’hiver qui a plus de facilité à compléter son cycle vital à des latitudes plus nordiques. En effet, un hiver tardif permet aux larves de tiques d’avoir plus de temps à l’automne pour se trouver un hôte et s’y accrocher. De plus, un printemps hâtif augmente la survie des femelles tiques engorgées lorsqu’elles se laissent tomber des orignaux pour pondre dans la végétation, car il diminue le risque de tomber dans la neige, ce qui est normalement fatal pour les tiques.

 

Forte densité d’orignaux

En plus des changements climatiques, de fortes densités de population d’orignaux, comme celles observées dans certaines zones du sud du Québec, favorisent la transmission de la tique d’hiver18,19,20,21. En effet, une population d’orignaux plus élevée permettra de soutenir plus de tiques qui vont pondre leurs œufs dans l’environnement au printemps et augmentera ainsi le risque de contracter des larves de tiques l’automne suivant.

 

Dans les dernières années, des études en provenance de la Nouvelle-Angleterre ont recensé des épisodes de fortes mortalités de veaux orignaux pendant la saison hivernale en raison de la tique d’hiver 22. En effet, des taux de mortalité de plus de 50 % des veaux ont été mesurés au Vermont, au New Hampshire et au Maine pendant trois années consécutives de 2014 à 2016, la vaste majorité des mortalités étant associées à la tique d’hiver 22.

 

Suivi de la tique au Québec

Au Québec, le ministère de l’Environnement, de la Lutte contre les changements climatiques, de la Faune et des Parcs (MELCCFP) prend le sujet très au sérieux et a mis en place un suivi de la tique d’hiver dans la province en 2012. L’abondance annuelle des tiques dans les régions est évaluée en dénombrant les tiques sur des orignaux récoltés à la chasse. Ce suivi permet de documenter les variations annuelles et régionales de l’abondance du parasite. La tique d’hiver est maintenant présente dans pratiquement toutes les régions de la province comme illustré sur la carte ci-dessous.

 

Carte de la présence de tiques d’hiver sur des orignaux récoltés à la chasse au Québec pour la période 2012-2020. Données provenant du MELCCFP.

 

L’augmentation de la présence de la tique d’hiver coïncide avec une diminution du succès de chasse dans certaines régions, particulièrement en 2022. Comme le rapporte Michel Therrien : « Le délai entre les premières inquiétudes et les grosses infestations a été court. On voyait moins de veaux. Leur nombre était en diminution incroyable dans le réseau Sépaq. […] Même qu’en 2022, la réserve faunique de Portneuf a enregistré un taux de succès anormalement bas alors qu’elle était dans les bonnes moyennes auparavant ! C’est inquiétant. C’est fou tout ce qu’on ignore ». Le même constat est observé dans le sud de la zone de chasse 27, où plusieurs chasseurs ont témoigné une diminution des observations d’orignaux et de leur succès de chasse sur leur territoire au cours des cinq dernières années. Par ce constat, il semble donc essentiel de déterminer quel rôle joue la tique dans les diminutions de populations d’orignaux rapportées dans plusieurs régions.

 

C’est dans ce contexte que s’inscrit le programme de recherche en partenariat sur les relations Tique-Orignal-Climat mené par Jean-Pierre Tremblay, de l’Université Laval. Pour tout savoir sur ces recherches, consultez l’article suivant.

 

Références
1— Drew, M. L. et Samuel, W. M. (1989). Instar development and disengagement rate of engorged female winter ticks, Dermacentor albipictus (Acari: Ixodidae), following single-and trickle-exposure of moose (Alces alces). Experimental & Applied Acarology, 6(3), 189‑196.
2- Samuel, W. M. et Barker, M. J. (1979). The winter tick, Dermacentor albipictus (Packard, 1869) on moose, Alces alces (L.), of central Alberta. Alces: A Journal Devoted to the Biology and Management of Moose, 15, 303‑348.
3- Samuel, B. (2004). White as a ghost: Winter ticks & moose (vol. 1). Nature Alberta.
4— Lankester, M. W. et Samuel, W. M. (1998). Pests, parasites and diseases. Dans Ecology and Management of the North American Moose. Smithsonian Institution Press, Washington, DC, USA (p. 479‑517).
5— Mooring, M. S. et Samuel, W. M. (1998 b). Tick defense strategies in bison: the role of grooming and hair coat. Behaviour, 135(6), 693‑718.
6- Mooring, M. S. et Samuel, W. M. (1998 c). Tick-removal grooming by elk (Cervus elaphus): testing the principles of the programmed-grooming hypothesis. Canadian Journal of Zoology, 76(4), 740‑750.
7- Welch, D. A., Samuel, W. M. et Wilke, C. J. (1991). Suitability of moose, elk, mule deer, and white-tailed deer as hosts for winter ticks (Dermacentor albipictus). Canadian Journal of Zoology, 69(9), 2300‑2305. https://doi.org/10.1139/z91-323
8- Mooring, M. S. et Samuel, W. M. (1998a). The biological basis of grooming in moose: programmed versus stimulus-driven grooming. Animal Behaviour, 56(6), 1561‑1570. https://doi.org/10.1006/anbe.1998.0915  
9- Mooring, M. S. et Samuel, W. M. (1999). Premature loss of winter hair in free-ranging moose (Alces alces) infested with winter ticks (Dermacentor albipictus) is correlated with grooming rate. Canadian Journal of Zoology, 77(1), 148‑156. https://doi.org/10.1139/z98-201
10- Glines, M. V. et Samuel, W. M. (1989). Effect of Dermacentor albipictus (Acari: Ixodidae) on blood composition, weight gain and hair coat of moose, Alces alces. Experimental & Applied Acarology, 6(3), 197‑213.
11- McLaughlin, R. F. et Addison, E. M. (1986). Tick (Dermacentor albipictus)-induced winter hair-loss in captive moose (Alces alces). Journal of Wildlife Diseases, 22(4), 502‑510. https://doi.org/10.7589/0090-3558-22.4.502
12- Samuel, W. M. (1991). Grooming by moose (Alces alces) infested with the winter tick, Dermacentor albipictus (Acari): a mechanism for premature loss of winter hair. Canadian Journal of Zoology, 69(5), 1255‑1260. https://doi.org/10.1139/z91-176
13- Van Ballenberghe, V. et Ballard, W. B. (1998). Population dynamics. Dans Ecology and Management of the North American Moose. Smithsonian Institution Press, Washington, DC, USA (p. 223‑245).
14— Dawe, K. L. et Boutin, S. (2016). Climate change is the primary driver of white-tailed deer (Odocoileus virginianus) range expansion at the northern extent of its range; land use is secondary. Ecology and Evolution, 6(18), 6435‑6451. https://doi.org/10.1002/ece3.2316
15- Anderson, R. C. (1965). An examination of wild moose exhibiting neurologic signs, in Ontario. Canadian Journal of Zoology, 43(4), 635‑639. https://doi.org/10.1139/z65-064
16- Lankester, M. W. (2010). Understanding the impact of meningeal worm, Parelaphostrongylus tenuis, on moose populations. Alces, 46, 53‑70.
17- Weiskopf, S. R., Ledee, O. E. et Thompson, L. M. (2019). Climate change effects on deer and moose in the Midwest. The Journal of Wildlife Management, 83(4), 769‑781. https://doi.org/10.1002/jwmg.21649
18- Arneberg, P. (2001). An ecological law and its macroecological consequences as revealed by studies of relationships between host densities and parasite prevalence. Ecography, 24(3), 352‑358. https://doi.org/10.1034/j.1600-0587.2001.240313.x
19- Arneberg, P., Skorping, A., Grenfell, B. et Read, A. F. (1998). Host densities as determinants of abundance in parasite communities. Proceedings of the Royal Society B: Biological Sciences, 265(1403), 1283‑1289. https://doi.org/10.1098/rspb.1998.0431
20- Goodwin, B. J., Ostfeld, R. S. et Schauber, E. M. (2001). Spatiotemporal variation in a Lyme disease host and vector: black-legged ticks on white-footed mice. Vector-Borne and Zoonotic Diseases, 1(2), 129‑138. https://doi.org/10.1089/153036601316977732
21- Ostfeld, R. S., Miller, M. C. et Hazler, K. R. (1996). Causes and consequences of tick (Ixodes scapularis) burdens on white-footed mice (Peromyscus leucopus). Journal of Mammalogy, 77(1), 266‑273. https://doi.org/10.2307/1382727
22- Jones, H., Pekins, P., Kantar, L., Sidor, I., Ellingwood, D., Lichtenwalner, A. et O’Neal, M. (2019). Mortality assessment of moose (Alces alces) calves during successive years of winter tick (Dermacentor albipictus) epizootics in New Hampshire and Maine (USA). Canadian Journal of Zoology, 97(1), 22‑30. https://doi.org/10.1139/cjz-2018-0140
23- Musante, A. R., Pekins, P. J. et Scarpitti, D. L. (2010). Characteristics and dynamics of a regional moose Alces alces population in the northeastern United States. Wildlife Biology, 16(2), 185‑204.